Les Nègres
Jean GENET / Emmanuel DAUMAS
Les Nègres est un poème sur la peau noire, sur l’identité, sur la Nature et la Nuit, un poème donné comme un cadeau d’excuse à la barbarie colonialiste. C’est aussi une fête joyeuse. Du Théâtre, un hymne au théâtre et à la liberté. Une boutade, un jeu de massacre de fête foraine.
Histoire d’un projet
En 2006 je me penche sur Les Nègres de Genet. Je suis fasciné par les phrases, la structure de la pièce : une mise en abîme à l’infini, un hymne au Théâtre qui se déconstruit sans cesse, des adresses au public qui côtoient des moments où celui-ci est complètement oublié, des accidents, des surprises, de la trivialité et du sublime. Le tour de force d’arriver à écrire une clownerie sur une des plus grande barbarie de l’histoire du monde : le rapport entre les Noirs et les Blancs.
Je suis également fasciné par les images que Jean Genet propose, suggère : une lumière très vives de néons, des Noirs en fracs et robes de soirée très pailletées et du plus grand mauvais goût, qui alternent danse africaine et menuet de Mozart, et des Noirs maquillés en Blancs avec nos costumes traditionnels français : la robe d’église, la robe de juge, la robe de reine, etc.
Ça me donne envie d’aller en Afrique, voir, si je peux travailler là-bas, avec des acteurs de là-bas.
Par un concours de circonstances, je me retrouve au Bénin, à Cotonou. Par hasard au Dahomey, la porte de l’esclavage ; l’endroit quasi mythique où Genet situe sa pièce.
Voilà le désir initial : partager avec l’Afrique, dont je ne sais rien, ce petit bout de vérité universelle. Dire sous le ciel africain cette mystification du corps noir et cette satire de notre édifice culturel occidental, arrogant, factice, immense et grotesque.
Je réunis un petit groupe, on commence à travailler.
Il faut que j’arrive à répondre aux questions qui se posent 50 ans après l’écriture de la pièce, 50 ans après la décolonisation.
Ne travailler qu’avec des Africains ?
Mélanger des Noirs d’Afrique et des Noirs de France ?
Tous, se mélanger.... Se mettre au même endroit, avec juste le poème entre nous, et se foutre des couleurs !
Le sujet
Du théâtre dans le théâtre.
Des Noirs peints en Noirs joueront des nègres qui joueront le seul drame capable d’intéresser le Blanc : le viol et le meurtre d’une ravissante jeu- ne fille par un Noir séduisant, sauvage et manipulateur. Des Noirs peints en Blancs (et quels Blancs ! le juge, le gouverneur, le missionnaire, la reine...) jouerons le public de France devant écouter l’histoire du méchant nègre.
Le drame doit être suivi par le jugement du nègre par la cour, « tout ici se passant dans l’univers dans la réprobation. »
Le sacrifice d’une jeune blonde : Marie après qu’un Noir aux cuisses d’ébène l’a violée sous le nez de sa maman. Il faut le juger, le sacrifier. Voilà pour faire plaisir à tout le monde !
Des colons fin soûls qui pètent dans la jungle nocturne et mystérieuse de l’Afrique Terre-Mère, une mama colossale appelant les nègres humiliés, tant des cales des négriers que des usines Citroën à envahir le Théâtre, voilà pour flatter les bons sentimenteurs comme les mauvais.
Mais comme dans Le Balcon, c’est en dehors de la scène du Théâtre que la révolution a lieu. Les Noirs de dehors organisent la révolte, et pour une fois ce soir, le meurtrier de théâtre ne sera ni jugé ni condamné. Ce soir ce sont les nègres qui organiseront « un massacre lyrique » de la cour blanchie, des piliers des vielles valeurs françaises.
Mais est-ce que ce n’est pas à ce moment-là que Genet organise le seul drame capable de nous intéresser, feignant de pousser les Noirs jusqu’au bout de leur sauvagerie et du désir de vengeance qu’il nous plait de présupposer ?
A quel moment Genet cesse de faire de la provocation univoque, en faisant semblant de choquer, donc finalement de faire plaisir, et commence à questionner une vérité plus universelle, au-delà des civilisations ?
Qu’y a-t-il derrière les apparences ? Qu’avons-nous fait de notre Terre ? Qui sont les héros ?
Qui est libre ?
Pourquoi l’homme fait souffrir l’homme ?
Le contexte de la pièce
Les Nègres est un poème sur la peau noire, sur l’identité, sur la Nature et la Nuit, un poème donné comme un cadeau d’excuse à la barbarie colonialiste. C’est aussi une fête joyeuse. Du Théâtre, un hymne au Théâtre et à la liberté. Une boutade, un jeu de massacre de fête foraine.
Genet écrit Les Nègres à la fin des années cinquante, au moment où le Dahomey obtient son indépendance. Dans les années soixante-dix il s’investit dans l’action directe aux côtés des Black Panthers. Il est pourtant clair que lorsque nous lisons la pièce aujourd’hui, rien ne semble daté.
« Dans cette pièce, j’ai voulu donner à voir une chose profondément enfouie, une chose que les Noirs et que les autres êtres aliénés sont incapables d’exprimer.»
La pièce a été écrite après que Genet a vu Les Maîtres fous, le reportage de Jean Rouch, où dans la forêt, des Noirs en transe sont possédés par des divinités modernes « les chefs blancs », et vont jusqu’à sacrifier et manger un chien, l’animal sacré entre tous pour eux. Ils s’exilent eux-mêmes de leurs couleurs, de leurs personnes.
Les pistes sont brouillées. La vérité disparaît derrière les ombres et les masques. Seule compte la sueur âcres des corps humiliés, la grandeur de celui qui descend jusqu’au bout de la honte.
Les enjeux
Dans la pièce les Blancs : le missionnaire, le gouverneur, le juge, etc., sont joués par des Noirs. Ce qui permet à Genet de pousser jusqu’au vertige la vanité, l’arrogance, le comique de notre société occidentale qui n’en finit pas de se ruiner, avec l’outrecuidance invraisemblable d’affirmer qu’elle a compris quelque chose : le monde... ou peut-être comment l’organiser. Cette naïveté inconsciente, présomptueuse et mortifère qui en 1994 fait dire à Edouard Balladur « c’est nous qui leur avons apporté la civilisation. »
Et déjà, voilà un projet passionnant : travailler sur ce rapport ambigu et si intime que les Noirs entretiennent avec le Blanc, l’image du Blanc, que ce soit le négrier, le colon, ou maintenant celui qui « les enferme chez eux » (Alain Badiou) ; ou celui qui, sous couvert de générosité, ne doute pas qu’ils seraient tellement mieux élevés « chez nous » ; sans parler de ceux qui pensent « qu’ils n’ont pas d’Histoire ».
Mais l’idée de génie de Genet, le théâtre absolu, la clownerie magistrale, c’est, face à cette cour grotesque de Blancs singés par des Noirs, des noirs qui jouent les Noirs. Plus noirs que noirs, noircis au cirage noir. Ils jouent les nègres « com- me des coupables qui en prison joueraient à être des coupables ». Ils creusent au plus loin l’image simplifiée, caricaturale, dégradante ou mythifiée que l’Autre leur revoie d’eux même, par le Théâtre, le sur-jeu.
Voilà ce qui me plaît par-dessus tout dans la pièce et qui ne peut se démoder. Sortir de l’humiliation en allant plus loin dans le cliché, les a priori, les fantasmes que le dominateur peut avoir du dominé.
D’une part; il s’agirait, en récupérant l’insulte et en la grossissant au maximum, de renvoyer un puits sans fond dans lequel l’imaginaire du regardant avec tous ses codes et ses valeurs ethnocentriques, ses idées préconçues et asphyxiées, peuvent s’abîmer.
D’autre part, en descendant au plus aigu de l’humiliation, intimement, peut-être quitte à se trahir soit même, atteindre si ce n’est l’héroïsme, du moins quelque chose de la Vérité.
Dans un monde d’êtres humains obnubilés par la quête de la certitude, ce serait ça le projet, tant pour les Noirs que les Blancs : organiser une grande cérémonie qui grince et se rire des couleurs et des cultures en regardant la mort en face.
Rendre compte, sans l’enfermer, de cet écœurement des vieilles certitudes qui nous noient, du « malaise dans la civilisation », de l’étouffement dans la pous- sière de ces vieux continents, l’un qui sent le pipi de chat dans les dentelles et l’autre les vapeurs d’essence kpayo (essence de contrebande). Un jeu qui « tire la langue », au monde et au vide, un jeu qui fait vaciller les valeurs en ruines et, à la fois, qui parle aux morts.
Jouer Les Nègres aujourd'hui
La pièce se resserre aujourd’hui, à mon avis, autour du rapport présent entre l’Afrique et la France. Ou, plus exactement, entre les Africains et les Français de maintenant. Autour de complexes qui se sont soit disant enfouis, mais qui transpirent, suintent partout.
Pour ça, ce qui me paraît réjouissant, c’est de travailler avec des acteurs jeu- nes, concernés, responsables et modernes.
Je ne veux pas aller en Afrique travailler sur la griotique ancestrale, ni sur une idée d’un théâtre initial, épuré, mythologique et « sauvage ».
Je veux mettre en scène des jeunes garçons et des jeunes femmes qui puissent se raconter à nous à travers leurs histoires contemporaines, urbaines pour la plupart. Et faire apparaître comment ils sentent qu’on les voit et déconnent avec ça et nous tuent avec leur déconne... pour qu’ils vivent eux.
Le tout avec le texte de Genet, finalement bien plus écrit comme un happening « agit’ pop » qu’une grand-messe.
Pour ça, concentrer son énergie sur une parole qui s’invente absolument au présent, libérée, dégagée de toutes les histoires du théâtre. Même s’ils font semblant de jouer comme « à la Comédie Française » ou dans une pub de Banania, c’est pour faire les clowns et ça doit être clair. C’est quand même un grande « fausse » impro autours d’une petite farce granguignolesque (et vaudou !!! à ça oui !! On n’est pas au Bénin pour rien quand même !!).
C’est pourquoi il est nécessaire de rendre limpide la structure si sophistiquée en apparence, mais somme toute assez claire et simple, et vivante, et joyeuse. Ainsi le trouble profond aura des chances d’apparaître... Et le poème aussi.
La Petite Compagnie des Feuillants et Emmanuel Daumas
La Petite Compagnie des Feuillants est dirigée par Emmanuel Daumas depuis 1999.
En 2001, Emmanuel Daumas a créé L’Île des esclaves de Marivaux au Théâtre Kantor (ENS Lettres – Lyon), spectacle joué par la suite aux Nuits de Fourvière et diffusé l’année suivante à la Scène Nationale d’Aubusson.
En 2003, il crée, aux Nuits de Fourvière, L’Echange de Paul Claudel, qui a été rejoué en novembre 2004 au Théâtre du Point du Jour à Lyon.
Le Théâtre des Ateliers à Lyon, dans le cadre de sa politique de soutien aux jeunes metteurs en scène, a invité Emmanuel Daumas et non sa compagnie, à créer dans son lieu. C’est pourquoi, en janvier 2006, le spectacle La Tour de la Défense a été créé et produit par le le CDNA – Grenoble et le Théâtre des Ateliers - Lyon, et repris par la suite en décembre 2006.
En octobre 2007, Emmanuel Daumas crée L’ignorant et le fou de Thomas Bernhard, spectacle soutenu par la DRAC Rhône-Alpes dans le cadre de son aide à la production, la Région Rhône-Alpes et la Ville de Lyon et coproduit par le Théâtre du Point du Jour, la Comédie de Valence – CDN Drôme Ardèche, le Théâtre de Villefranche-sur-Saône et le CDNA. Ce spectacle a fait une tournée de 37 dates entre Paris et la Région Rhône-Alpes (Lyon, Grenoble, Bourg en Bresse, Villefontaine, Valence, Vienne et Villefranche-sur-Saône).
Aujourd’hui, La Petite Compagnie des Feuillants s’attache à travailler au prochain projet, Les Nègres de Jean Genet, projet qui s’éprouvera tout d’abord par un travail avec des comédiens Africains, au Bénin. Cette prochaine création est prévue pour la saison 2010/2011.
Emmanuel Daumas
Metteur en scène
Formé au conservatoire de Marseille puis à l’ENSATT (Ecole Nationale Supérieu- re des Arts et Technique du Théâtre) au sein de la 59ème promotion.
2010 – L’IMPARDONNABLE REVUE PATHETIQUE ET DEGRADANTE DE MONSIEUR FAU de Michel Fau - Théâtre du Rond Point, Paris.
2008 – LES ENFANTS de Edward Bond à Cotonou - Bénin
2008 – LES PARAVENTS de Genet avec les élèves du CNS de Montpellier 2007 – SI L’ETE REVENAIT de Adamov avec les élèves du Conservatoire de Grenoble
2007 – L’IGNORANT ET LE FOU de Thomas Bernhard / Théâtre du Point du Jour - Lyon. Tournée : Athénée Théâtre Louis Jouvet - Paris, Comédie de Valence – CDN Drôme Ardèche, le Théâtre de Villefranche-sur-Saône et le CDNA... 2006 – IN SITU / en collaboration avec Camille Germser / L’Elysée – Lyon 2006 – LES PROMETTEUSES de Philippe Malone / Cartel 3 dans le cadre du Festival Temps de Paroles de la Comédie de Valence.
2006 - LA TOUR DE LA DEFENSE de Copi / Théâtre des Ateliers – Lyon, reprise au CDNA de Grenoble.
2005 - LES VAGUES de Virginia Woolf / avec les élèves de l’E.N.S.A.T.T.
2004 - LA MONTÉE DE L’INSIGNIFIANCE de Castoradis / CDNA Grenoble 2004 - PULSION de Kroetz / L’Élysée - Lyon (avec le Collectif Ildi Eldi)
2003 - L’ECHANGE de Paul Claudel / Nuits de Fourvière, reprise au Théâtre du Point du Jour en 2004.
2001 - L’ÎLE DES ESCLAVES de Marivaux / Théâtre Kantor, reprise aux Nuits de Fourvière et à la Scène Nationale d’Aubusson.
1999 - LES FEMMES SAVANTES de Molière / Lyon.
En parallèle à son parcours de metteur en scène, Emmanuel Daumas suit une carrière de comédien et joue, entre autres en 2010, dans Mille francs de récompense de Victor Hugo, mise en scène Laurent Pelly, TNT-Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées, en 2008 dans Le Menteur de Carlo Goldoni et en 2006 dans Le songe de Strindberg (mise en scène Laurent Pelly), en 2004 Le roi nu de Evgueni Schwartz (mise en scène Laurent Pelly), en 2002 L’éboulement de Dupin (mise en scène Dominique Valadié) et Le songe d’une nuit d’été de William Shakespeare (mise en scène Claudia Stavisky).
SOURCE: SITE INTERNET THEATRE NATIONALE DE TOULOUSE